Petit éloge de l’incohérence

Entre l’aberration écologique, les droits humains bafoués depuis des années ou les milliers de victimes sur les chantiers de construction, les raisons pour lesquelles je ne regarderai pas une minute de cette coupe du monde qui a débuté hier sont multiples et je les avais listées dans un article illustré l’année dernière.

Si ma posture n’a pas bougée, je crois judicieux de préciser que je n’attends pas grand chose de ce geste si ce n’est tendre vers un peu plus de cohérence personnelle.

J’ai demandé à un groupe d’amis s’ils comptaient regarder cette coupe du monde. Et parmi les réponses, une des postures m’a marqué (que Thomas Wagner rangerait sûrement dans le #whataboutisme dans la listes des 12 arguments de l’inaction face au changement climatique) puisqu’elle a résonné avec un argument que j’avais utilisé il y a une douzaine d’années dans un autre contexte et dont je parlerai dans quelques lignes. Parmi les réponses donc, un ami m’a répondu :

« Dans ce cas, il faut interdire la formule 1 en Arabie saoudite, ne plus regarder les matchs du Psg, de Manchester City ou de Newcastle. »

Je comprends entre les lignes : « je ne fais rien parce que pour être cohérent, il faudrait aussi que je fasse (ou plutôt arrête de faire) ça, ça, ça, et ça aussi. »

C’est le genre d’argument pour justifier l’inaction climatique par exemple que je retrouve souvent autour de moi et que j’ai souvent utilisé (et que j’utilise bien sûr encore moi-même par moment).

En 2010, une amie végétarienne de longue date venait de s’acheter une jolie paire de chaussures en cuir. Je pointais cyniquement l’incohérence de son geste et elle m’a répondu une phrase qui a profondément marqué ma manière d’être par la suite :

« _Moi, au moins, je fais quelque chose! « 

J’avais beau être déjà conscient que notre consommation de viande était incompatible avec les capacités du système Terre (comme l’explique si bien Arthur Keller dont je vous invite fortement à découvrir les travaux), je me disais que ça ne servait à rien que je renonce à mon plaisir personnel à en manger puisque dans le même temps, je portais des chaussures en cuir ou que les quelques centaines de kG de CO2eq que je contribuais à générer de la sorte ne pesaient rien face à l’impact délétère de telle ou telle multinationale ou tel individu.

Je me disais aussi que si je renonçais à la viande, il faudrait aussi arrêter de manger des produits laitiers, que j’arrête de porter des vêtements qui viennent du bout du monde, ou qui soient cousus par des enfants. Et que j’arrête aussi de prendre l’avion, et puis la voiture, et puis d’utiliser un téléphone ou un ordinateur et ses métaux rares qui les composent, de changer de métier puisque je travaillais pour des clients qui faisaient beaucoup de mal à la planète, etc…

En résumé, à arrêter de vivre.

Aujourd’hui, je me définis une sorte d’éthique personnelle. J’essaie de me questionner régulièrement si mes choix sont cohérents avec cette éthique et si mon plaisir/confort personnel justifie à lui seul telle ou telle incohérence avec cette éthique.

Et j’accueille mon incohérence constante avec beaucoup de bienveillance.

Pour chacune des mes actions vers plus de cohérence avec mon éthique, je peux trouver un contrepoint négatif. Voici une petite sélection non exhaustive des mes incohérences :

  • Je ne mange plus de viande depuis 12 ans, mais je mange un peu de poisson et mange des produits laitiers tous les jours (#teambeurresalé)
  • J’achète 90% de mes vêtements de seconde main, mais j’ai acheté un manteau neuf fabriqué en Chine.
  • J’ai un smartphone reconditionné mais dont la marque fait travailler des Ouïghours dans des camps de travail forcé.
  • Je n’ai pas pris l’avion depuis 4 ans mais je pense que je le reprendrai un jour.
  • Je vais travailler à vélo, mais j’ai une voiture qui roule au Diesel pour transporter mon stand sur mes marchés ou ma fille chez sa nounou.
  • Je mange presque uniquement bio, local et de saison, mais j’achète toujours du chocolat qui vient de l’autre bout de la planète parce que j’aime trop ça.
  • Je ne regarderai pas cette coupe du monde, mais j’ai regardé celle de 2018 dans une Russie qui avait déjà annexée la Crimée par la force en 2014.
  • Mes sous sont dans une banque « éthique » mais je verse tous les mois quelques euros à Google pour stocker mes fichiers en ligne parce que c’est très pratique.
  • J’imprime mes illustrations sur des papiers recyclés mais je les protège avec des pochettes plastiques pour que mes clients puissent les ramener chez eux sans les abîmer.
  • Et donc, je n’ai aucun problème face à ma propre incohérence de ne pas regarder cette coupe dans laquelle je ne me retrouve pas alors que je regarderai probablement un match du PSG ou de City cette année parce que certains joueurs me font rêver.

Il se trouve qu’en réalisant l’ampleur du drame humain qui se cache sous l’herbe verte des pelouses des stades qataris, mon ami a finalement décidé de ne pas regarder cette coupe. Il sait bien que ça ne l’empêchera pas d’avoir lieu. Il le fait simplement parce que son propre plaisir se télescopait trop frontalement avec sa propre éthique.

J’ai arrêté de croire que nos petites actions individuelles allaient changer le monde à elles seules sans pour autant penser qu’elles ne changent rien. Je remercie régulièrement cette amie pour sa petite phrase anodine.

Je souris devant ma propre incohérence et j’avance désormais avec elle et ça, ça fait beaucoup de bien.